Les relations d’Adam Smith avec la France sont particulièrement étroites, bien qu’assez peu documentées. Par leur importance pour le mouvement des idées en France dans cet âge fondamental pour la science économique que fut la période 1750-1800, elles exigent l’attention la plus rigoureuse. Tel est donc l’objet de cet article : présenter les rapports qu’entretenaient Smith avec la France, et détailler la diffusion de ses œuvres dans notre pays. Riche en leçons pour les pratiques éditoriales du futur, et pour les méthodes de diffusion des grandes œuvres, cette étude pourrait même nous renseigner sur le développement de l’économie politique en France à la fin du XIXe siècle, et sur les raisons de la faiblesse malheureuse de ses progrès.
“Trahi plutôt que traduit”.
Lire Adam Smith en Français, 1750-1800
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, Août 2013)
Il peut paraître surprenant, ou inutile, ou les deux à la fois, d’accorder à la diffusion de la pensée d’Adam Smith en France une étude particulière. Pourtant, les raisons d’un tel travail sont nombreuses. D’abord, Adam Smith représente encore de nos jours le plus fameux et le plus célébré des économistes. Connaître ce qu’il apporta à la France, et ce qu’elle lui apporta, aide donc à mieux comprendre son œuvre, et les raisons pour lesquelles ses principes se sont ou ne se sont pas implantés dans notre pays. Ensuite, une telle étude nous permet de revendiquer pour la France une partie du mérite que ses biographes britanniques n’ont jamais accepté de rendre ; faible préoccupation, mais nécessaire tout de même. Enfin, les succès et les insuccès du développement de la doctrine smithienne, quels qu’aient été par ailleurs leurs défauts, éclaire d’une lumière nouvelle les débats qui jaillirent sur la scène intellectuelle française au début du XIXe siècle : la question de l’industrialisation, celle du libre-échange, du rôle de l’Etat, de la fiscalité, etc., des questions qui, on le comprend, n’ont jamais cessé d’être actuelles.
C’est au courant de l’année 1764 que les destins d’Adam Smith et de la France commencèrent à se croiser. Sa brillante Théorie des Sentiments Moraux venait d’y paraître dans une traduction réalisée par Marc-Antoine Eidous, sous le titre de Métaphysique de l’âme. Il semble qu’elle ait été assez largement gouttée au sein de la sphère intellectuelle parisienne, car Smith fut accueilli à Paris avec chaleur et reçut de nombreux témoignages d’admiration.
Sa présence en France devait presque au hasard. En mars 1764, il était parti de son Écosse natale, accompagné du jeune duc de Buccleuch, pour l’un de ces fameux « Tour d’Europe » dont l’époque était friande, et pour lequel il avait été missionné par le père de cet élève. Après un passage à Paris, où il rencontra son ami David Hume, il partit pour Toulouse, selon les instructions qui lui avait été fournies. Là-bas, il commença l’écriture d’un livre, « pour passer le temps », ainsi qu’il l’écrit dans une lettre à Hume, daté du 5 juillet 1764 :
« La vie que je menais à Glasgow était une vie de plaisir et de dissipation, en comparaison de celle que je mène ici ; j’ai entrepris de composer un livre afin de passer le temps. » [1]
Tout indique qu’il s’agissait là de sa future Richesse des Nations, qu’il mentionnera à de nombreuses reprises dans les salons parisiens auxquels il sera convié.
Après ce passage de quelques mois à Toulouse, Adam Smith put retourner à Paris. C’est là qu’il rencontra Turgot, Quesnay, Necker, d’Alembert, Helvétius, Marmontel, et bien d’autres. Il prit place dans des salons littéraires qui appréciaient toujours la présence des étrangers, ne serait-ce que pour s’amuser de leur mauvais français.
La scène intellectuelle française était alors en ébullition, remuée par les questions de théologie, de littérature, de musique, mais avant tout par les nouveaux principes de l’économie politique.
« L’économie politique, note le biographe de l’économiste écossais, avait déjà pris un essor assez considérable au moment de l’arrivée d’Adam Smith à Paris : on n’en parlait pas seulement chez Quesnay, Turgot, Diderot, mais dans tous les salons. Aussi le philosophe écossais put profiter largement de son séjour dans la capitale de la France pour compléter ses observations, étudier à son aise les théories des physiocrates et apprécier la valeur comme les points faibles de chacune d’elles, grâce à ces discussions familières auxquelles il assistait chaque jour. » [2]
Condamné à peu parler, en raison de sa mauvaise connaissance du français, Adam Smith fut certainement incliné à beaucoup écouter lors de ses rencontres avec les membres de l’école Physiocratique. Grâce à sa mémoire qu’on disait prodigieuse, et à des talents d’assimilation et de synthèse qu’il illustra d’une manière éternelle avec la publication de son livre, il fut capable de tirer de la science économique française tous les fruits qu’ils voyaient en elle.
Avec Turgot, qui l’admirait beaucoup, il put s’entretenir sur maints sujets de théorie économique, sur lequel celui-ci était beaucoup mieux formé que son comparse écossais, comme le prouve ses écrits de l’époque, ainsi que les célèbres Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, parues en 1767, soit neuf ans avant la Richesse des Nations de Smith.
Chez Turgot comme dans les salons des Physiocrates, ce sont les principes du libéralisme français qu’il entendait exposé et défendu. Longue et inutile serait la tâche de compiler ici tous les passages des écrits des Physiocrates et de Turgot qui anticipent l’œuvre d’Adam Smith, ou ceux dans lesquels il semble avoir pioché sans ménagement ; inutile aussi serait celle de signaler les domaines dans lesquels ils semblent le devancer, ou éviter des erreurs qu’il commit après eux. Il suffira seulement de rappeler le jugement qu’il portait sur le système physiocratique dans son œuvre, et qui indique parfaitement que s’il essaya de s’en détacher, et s’il s’en détacha en effet sur de nombreux points, il les considérait comme des prédécesseurs digne du plus grand mérite :
« Avec toutes ses imperfections, ce système est peut-être, de tout ce qu’on a encore publié sur l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité, et sous ce rapport il mérite bien l’attention de tout homme qui désire faire un examen sérieux des principes d’une science aussi importante. » [3]
L’Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, paru initialement à Londres en mars 1776, fut immédiatement un grand succès en Angleterre. Très vite, on en vint à évoquer l’autorité de l’économiste écossais, comme celle de l’un des plus grands savants du siècle.
La France, qui, selon la remarque de Voltaire, avait abandonné à partir de 1750 tout intérêt pour la littérature, la musique, la poésie, et les arts, pour s’intéresser à la question du commerce du blé, était naturellement bien prédisposé pour prêter à ce nouvel écrit la plus grande attention, et, peut-être, pour se convertir à ses principes, après le lent travail de fond des Physiocrates. « En 1776, notent ainsi Faccarello et Steiner, le terrain avait été préparé pour une réception très favorable de la Richesse des Nations. Smith était déjà bien connu dans les cercles intellectuels et appréciés par les réformateurs : son œuvre pourrait être utilisée par ces derniers dans leur propagation de la philosophie des Lumières, et soutenir leurs idées politiques. » [4]
La première traduction de la Richesse des Nations fut effectuée à l’étranger, et parut à La Haye en 1778, traduite par un anonyme. Effectuée à la hâte, la traduction était d’assez mauvaise qualité. Il faut dire qu’au XVIIIe siècle, ce travail était souvent effectué avec peu de rigueur, et il n’était pas surprenant, ni mal considéré, de modifier de nombreux passages de l’œuvre originale. Pour autant, cette traduction n’eut aucune influence néfaste sur les idées françaises, car elle ne fut pas diffusée dans notre pays, et resta presque uniquement au monopole de lecteurs étrangers.
La mauvaise qualité de cette première traduction, et sa diffusion quasi exclusive hors de France, invitait à en fournir une seconde, en France cette fois, et effectuée par un traducteur connaisseur de l’économie et de la langue anglaise. Cependant, traduire en français la Richesse des Nations restait un vrai défi, étant donnés la longueur de l’ouvrage, la profusion d’idées qu’il contenait, mais aussi les difficultés de l’édition de l’époque : frais de diffusion, menace de la censure, et concurrence d’éventuelles éditions pirates.
Le récit des traductions successives de l’œuvre classique d’Adam Smith, tout futile qu’il puisse sembler, laisse sentir néanmoins les progrès qu’aurait pu faire la science économique française entre 1776 et 1802, si elle avait disposé pendant ces années là d’une traduction de qualité de la Richesse des Nations.
Cet étonnant récit commence à l’automne 1776. André Morellet, ami proche de Turgot [5], disciple des Physiocrates, et traducteur confirmé d’Alexandre Pope et de Cesare Beccaria, partit s’installer à Brienne, en Champagne, et se mit à traduire la volumineuse Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations que l’écossais Adam Smith avait fait paraître en mars de la même année. Il racontera dans ses Mémoires ce travail, et les raisons pour lesquelles il fut contraint de le laisser à l’état de manuscrit.
« Là, je m’occupai très assidûment à traduire l’excellent ouvrage de Smith, sur la Richesse des nations, qu’on peut regarder en ce genre comme un livre vraiment classique.
J’avais connu Smith dans un voyage qu’il avait fait en France, vers 1762 ; il parlait fort mal notre langue ; mais sa Théorie des sentiments moraux, publiée en 1758, m’avait donné une grande idée de sa sagacité et de sa profondeur. Et véritablement je le regarde encore aujourd’hui comme un des hommes qui a fait les observations et les analyses les plus complètes dans toutes les questions qu’il a traitées. M. Turgot, qui aimait ainsi que moi la métaphysique, estimait beaucoup son talent. Nous le vîmes plusieurs fois ; il fut présenté chez Helvétius : nous parlâmes théorie commerciale, banque, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait. Il me fit présent d’un fort joli portefeuille anglais de poche, qui était à son usage, et dont je me suis servi vingt ans.
Lorsque son ouvrage parut, il m’en adressa un exemplaire par milord Shelburne ; je l’emportai avec moi à Brienne, et je me mis à le traduire. Mais un ex-bénédictin, appelé l’abbé Blavet, mauvais traducteur de la Théorie des sentiments moraux, s’était emparé du nouveau traité de Smith, et envoyait toutes les semaines, au journal de commerce, ce qu’il en avait broché ; tout était bon pour le journal qui remplissait son volume, et le pauvre Smith était trahi plutôt que traduit, suivant le proverbe italien, traduttore traditore. La version de Blavet, éparse dans les journaux, fut bientôt recueillie par un libraire, et devint un obstacle à la publication de la mienne. Je la proposai d’abord pour cent louis, et puis pour rien ; mais la concurrence la fit refuser. Longtemps après j’ai demandé à l’archevêque de Sens, pendant son ministère, cent louis pour risquer de l’imprimer à mes frais ; il me les a refusés comme les libraires. Je puis dire pourtant que c’eût été cent louis assez bien employés. Ma traduction est faite soigneusement ; et tout ce qui est un peu abstrait dans la théorie de Smith, inintelligible dans Blavet et dans une traduction plus moderne de Roucher, l’un et l’autre ignorant la matière, peut se lire dans la mienne avec plus d’utilité. » [6]
Le manuscrit de Morellet circulera néanmoins, et il semble qu’il ait été beaucoup goûté, étant donné que nombre de commentateurs de l’époque, comme C.F. de Volney, en firent mention et indiquèrent que la traduction de Morellet était bien supérieure aux autres.
Les autres traductions, justement, avaient eu les terribles conséquences que Morellet indiquait. En 1778, Smith invita Jean-Louis Blavet, qui avait déjà traduit sa Théorie des Sentiments Moraux quatre ans plus tôt, à se lancer dans la traduction de son nouvel ouvrage. Celui-ci proposa le projet au Journal d’agriculture, du commerce, des arts et des finances, pour publication sous forme de série, connaissant les difficultés dans lesquelles était alors ce journal. Hubert-Pascal Ameilhon, son directeur, accepta et la parution par série débuta en 1779.
À la fin d’une parution indigne de Blavet lui-même — qui, pour sa défense, devait traduire vite, et n’avait aucune formation économique —, celui-ci déclara souhaiter que sa traduction paraisse sous la forme d’un ouvrage, et que des corrections faites par un homme plus versé que lui dans la science économique seraient utiles. Plus tard, il se rétracta, et non seulement il n’autorisa pas Morellet à travailler avec lui sur une révision qui était en effet des plus nécessaires, mais il combattit âprement pour conserver son monopole, qui déjà n’en était plus un, sur l’ouvrage fort admiré d’Adam Smith.
En 1790, une troisième traduction apparut, l’œuvre du poète Jean-Antoine Roucher, très célèbre à l’époque. Le style en était meilleur, et c’était normal de la part d’un poète, mais de nombreux développements abstraits avaient été mal compris par l’auteur, et tout bonnement dénaturés. La concurrence entre les différentes traductions continua durant toute la décennie 1790-1800, au grand dam de Morellet et de toute la science économique avec lui, jusqu’au moment où l’admirable travail de Germain Garnier acheva de mettre tout le monde d’accord. [7]
La traduction de Germain Garnier tomba à pic, et permit d’utiliser véritablement le corpus smithien [8], dans la grande controverse qui démarrait face à l’école anglaise, et notamment face à Ricardo. Dans ce débat, les économistes français, de Jean-Baptiste Say à Sismondi, tâchèrent de réclamer l’héritage de Smith, et de l’utiliser contre Ricardo. S’ils furent fort seuls dans cette bataille, et, l’interprétation est possible, s’ils échouèrent à redresser la barre de la science de l’économie politique, n’est-ce pas aussi parce que la France, qui avait fourni tant de brillants économistes, et qui aurait pu en fournir bien davantage à cette période cruciale, n’avait pas à fournir aux esprits curieux une édition utilisable de ce qui constituait la référence de l’époque ?
Si un tel fait constitue bel et bien une raison de ce manquement, comme il semble l’être en effet, l’appel est donc lancé vivement aux amis du progrès. L’impérieuse nécessité de la diffusion des principes économiques, qui jaillit à chaque page de cette revue, ne peut passer que par sa mise à disposition auprès du plus large des publics. La connaissance de l’acquis des âges, et la diffusion de cette base intellectuelle à tous : c’est là le fondement premier, et pour ainsi dire unique, de toute démarche visant le progrès scientifique. Vous traducteur, vous éditeur, vous lecteur : tâchez de vous en souvenir ; en réalisant la traduction des grandes œuvres, ou en les soutenant, vous êtes la base, et peut-être la condition, de toutes les richesses éventuelles de notre savoir futur.
Benoît Malbranque
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[1] Cité par Albert Delatour, Adam Smith, sa vie, ses travaux, ses doctrines, Paris, Guillaumin, 1886, p. 28
[2] Ibid., p.31
[3] Adam Smith, Richesse des Nations, Livre IV, Chap IX ; éd. Guillaumin, 1843, p.328
[4] Gilbert Faccarello & Philippe Steiner, « The diffusion of the Work of Adam Smith in the French Language : An Outline History », in Keith Tribe (éd.), A Critical Bibliography of Adam Smith, London, Pickering and Chatto, 2002, p.14
[5] Il semble que Turgot se soit lancé également dans le travail de traduction de l’œuvre de Smith, pour lequel il était parfaitement capable, mais il ne paraît pas qu’il y ait consacré beaucoup d’efforts, et il ne dépassa pas quelques chapitres, comme ce fut souvent le cas chez cet éternel touche-à-tout.
[6] André Morellet, Mémoires inédits sur le dix-huitième siècle et la Révolution, Vol. I, Paris, 1821, pp.236-238
[7] À noter que ce manque de traduction française de qualité paralysa aussi le développement de l’économie politique en Espagne, où la première traduction n’apparut qu’en 1794, effectuée par José Alonso Ortiz, et où les lecteurs avaient recourt auparavant aux différents versions françaises, avec leurs erreurs et contresens.
[8] Profitons de cet article pour indiquer que la Théorie des Sentiments Moraux avait subi une histoire malheureusement semblable. Traduite en français en 1764, par Marc-Antoine Eidous, elle fut publiée sous le titre de Métaphysique de l’âme. De l’avis de Melchior Grimm comme d’Adam Smith lui-même, elle était d’une médiocre qualité. De ce fait même, deux écrivains se lancèrent dans la production d’une nouvelle version. Le premier, Louis-Alexandre de La Rochefoucauld, qui avait rencontré Smith à Genève en 1765, se mit spontanément au travail. Ignorant ce projet, Smith missionna Mme Boufflers, une amie personnelle également proche de David Hume, de trouver un traducteur. Elle le trouva, en la personne de Jean-Louis Blavet. Celui-ci acheva la traduction en 1774, et elle fut publiée la même année. Apprenant cette nouvelle, La Rochefoucauld arrêta son travail de traduction, qui était pourtant d’une qualité nettement supérieur. Il faudra attendre 1798 et le travail de Sophie de Grouchy, veuve de Condorcet, pour que la France dispose d’une version exploitable de cet autre chef d’œuvre d’Adam Smith.
Dugald Stewart considérait dans ses Biographical Memoirs of Adam Smith, que la mauvaise traduction de la Théorie des Sentiments Moraux était responsable de son faible succès en comparaison de la Richesse des Nations, un argument assez peu convaincant, étant donné que la Richesse des Nations n’était pas mieux traduit, et souffrit même plus longtemps de l’absence d’une édition rigoureuse.
Très instructif et captivant. Je connaissais et avais déjà entendu le nom Adam Smith, mais ces lignes m’ont permis de découvrir les liens qui unissaient un passionné et un pays.